Mon activité professionnelle durant de longues années mais aussi mon engagement militant m’ont permis de rentrer en contact avec de nombreuses personnes habitant dans ce qu’on appelle aujourd’hui les “quartiers populaires“ largement représentés à Marseille. Parmi ces personnes dont certaines sont devenues et restent mes amis, nombreuses sont celles qui font partie de ce qu’il convient d’appeler la deuxième génération voire la troisième. Jusqu’à une période récente (2001 ? 2012 ?) le pari de “l’intégration à la française“, avait semble -t-il, plutôt bien fonctionné en permettant à cette génération l’accès à la citoyenneté et aux droits qui y sont attachés. On notera cependant que, malgré les engagements pris, le droit de vote aux élections locales n’a jamais pu être acquit sinon pour eux mais surtout pour leurs parents.
Si la majorité de ces “anciens immigrants ou enfants d’immigrants“ demeurent marqués par leurs origines sociales souvent modestes et, pour la plupart d’entre eux, par leur patronyme, Ils ont fait le choix d’être français à part entière et d’en revendiquer le statut. Malgré les critiques récurrentes et souvent injustifiées adressées au système éducatif français, un nombre significatif d’entre eux a pu accéder à l’enseignement supérieur et faire ainsi partie, en surmontant de nombreux obstacles, de la classe moyenne qui a réussi socialement et économiquement.
Avec beaucoup d’autres acteurs de terrain, j’ai longtemps participé et parfois cru à cette “intégration réussie“ pour une partie au moins de cette “deuxième génération“. Mais, dès les années 80, j’ai pu mesurer que seule une “élite“ avait eu la chance de “s’en sortir par le haut“. Pour le plus grand nombre et en particulier les plus jeunes (la troisième génération) le triple mécanisme de ségrégation sociale, urbaine et ethnique était et est encore un obstacle quasi insurmontable. Les multiples expérimentations et programmes de formation et d’accès à l’emploi développés notamment par la “politique de la ville“ n’ont été et ne sont encore que des succédanés. Les enquêtes les plus récentes montrent que les chances d’accès à un emploi sont entre trois et quatre fois inférieure à la moyenne pour un jeune issue de ces quartiers populaires. Ce constat dramatique est, pour moi, la raison essentielle de l’échec largement reconnu des politiques publiques qui depuis plus de quarante ans tentent en vain de réduire la fracture sociale dans les principales agglomérations.
“Intégration à la française“ : Cette expression est aujourd’hui régulièrement mise à mal non seulement par une partie de ceux qui en ont bénéficié mais aussi par ceux qui, comme moi, ont cru à son succès. De profonds bouleversements à travers le monde remettent en cause depuis quelques années beaucoup de mes (nos ?) certitudes. Je me contenterais de ne citer que les facteurs qui concernent le plus directement le contexte marseillais.
Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire et de l’écrire à diverses reprises, la ségrégation sociale, urbaine et ethnique est une réalité incontestable dans cette ville confirmée par les enquêtes les plus récentes. Cette ségrégation, appelée parfois de manière plus acceptable “discrimination“ ou encore “exclusion“, se conjugue avec le constat de l’impasse dans laquelle sont astreints ceux que l’on pensait “intégrés“. Le remarquable ouvrage de César Mattina, (clientélisme urbain) démontre ce mécanisme politique de mise à l’écart d’une partie de la population marseillaise. Il convient de le mettre en parallèle avec l’enquête intitulée “Les Musulmans de Marseille“ publiée en 2013 par la Fondation OPEN SOCIETY. Ces travaux réalisés par des chercheurs reconnus mettent en lumière de manière incontestable les multiples facteurs de discrimination dont sont l’objet à Marseille les personnes désignés aujourd’hui comme “Musulmans“. Ces deux ouvrages, comme quelques autres, auraient pu servir de signal d’alerte auprès des élus et responsables locaux. Ils ont hélas trop vite été mis de côté sous de mauvais prétextes. Cependant ils ne font que refléter une évolution urbaine qui contribue à accroître la fracture déjà ancienne de la communauté marseillaise. Cet état des lieux de la ségrégation est ressenti de manière douloureuse par tous ceux qui avaient cru possible de devenir des citoyens marseillais et en avaient accepté les contraintes. C’est dans un tel contexte que les attentats perpétrés en France et partout dans monde par des mouvements terroristes se revendiquant d’un Islam radical ont profondément déstabilisés une partie de
ces marseillais de fraîche date avec d’autres en France. En quelques jours après le meurtre des journalistes de Charlie Hebdo, ils ont été étiquetés trop souvent malgré eux comme musulmans et contraints de prendre parti en dénonçant les auteurs de ces crimes et avec eux se distancer d’une religion sinon des traditions culturelles de leurs familles d’origine. Dans l’émotion collective et la ferveur de manifestations diverses, nous n’avons pas su entendre ceux qui, citoyens français les plus proches de nous, manifestaient leur réserve devant un cet apparent unanimisme.
Depuis lors, malgré quelques courageuses prise de position, la multiplicité des attentats et la peur généralisée qu’ils entraînent ne fait que rendre plus incertain le nécessaire dialogue avec ces hommes et ces femmes, jeunes et adultes, qui cherchant à comprendre ce qui leur arrive ne trouvent qu’hostilité et amalgames douteux.
Certains d’entre eux se réfugient dans le silence ou parfois même dans une pratique religieuse retrouvée et modernisé grâce aux discours d’un islamologue comme Tariq RAMADAN (la réputation de ce dernier semble aujourd’hui bien compromise !) D’autres sont directement sensibles à des écrits et des mouvements plus radicaux développés par des intellectuels reconnus qui mobilisent autour d’eux les jeunes et les plus révoltés d’entre eux. Certes, ces mouvements ne rassemblent aujourd’hui qu’une petite minorité agissante et majoritairement parisienne. Si la lecture de leurs appels et leurs discours souvent radicaux n’ont qu’un écho encore limité, ils sont concrètement le reflet de l’impasse idéologique citée plus haut. Le parti des Indigènes de la République, le Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires (FUIQP) ou encore le collectif contre l’islamophobie en France, chacun à leur manière ces mouvements dénoncent une société qui tétanisée par les succès électoraux d’une idéologie d’extrême-droite, multiplie les législations et les mesures qui, de fait renvoient à la période coloniale.
Depuis de longues années les gouvernements successifs, au-delà de discours parfois généreux, ont ainsi multiplié les législations de plus en plus répressives vis-à-vis de nouveaux arrivants. Quant aux mesures concrètes à même de réduire les fractures sociales elles sont restées pour la plupart au stade des intentions. Dans une ville comme Marseille le choix politique de privilégier des groupes sociaux dominants tant sur la plan social, ethnique ou religieux est directement assumé par le maire et ceux qui le soutiennent.
300 000 musulmans à Marseille ? 70 mosquées officiellement reconnues ? mais aussi : « Marseille la ville la plus inégalitaire de France ; parmi les cent quartiers les plus pauvres de France 25 sont à Marseille : Parc Kallisté, Saint Mauront … Taux de pauvreté :43,6 % dans le 15° arrondissement ; 52% dans le 3° arrondissement etc…. » (in la Provence du 28/10/2017)
Inutile d’aller chercher plus loin les raisons des révoltes qui se manifestent à travers les multiples combines en tout genre permettant d’accéder à la société de consommation sinon d‘opulence au risque des pires dérives. Une partie de ces révoltes ont, pour un moment, trouvé un début de réponse dans la démarche des insoumis. Mais Jean-Luc Mélenchon et son équipe sont-ils conscients de leurs responsabilités et des espoirs dont ils sont porteurs ? On est en droit d’en douter.
Alors que faire ?
J’ai la conviction que malgré la gravité de l’heure le pire n’est pas toujours certains. A Marseille des hommes, des femmes, des jeunes gardent encore l’espoir de construire une ville plus solidaire et plus fraternelle mais il est grand temps que chacun à sa manière trouve les moyens d’écouter ceux qui, à ce jour, sont exclus d’une parole publique leur permettant d’exprimer leurs désarrois et leurs espoirs. Par tous moyens il faut multiplier les occasions de rencontres et de dialogues et parfois de confrontation dans le respect de chacun.
Marseille, le 14/11/2017
Alain FOUREST